MarieâChristine Jaillet est directrice de recherche Ă©mĂ©rite au CNRS
Habitante du quartier de Reynerie, elle nous livre son point de vue sur le renouvellement urbain en cours dans notre quartier.
Universitaire ayant beaucoup travaillĂ© sur les quartiers et la politique de la ville, jâhabite le quartier de Reynerie depuis 1997 et jâai choisi dây habiter. Jâai donc pu suivre « de prĂšs » son Ă©volution et les rĂ©flexions/dĂ©bats sur son devenir et plus largement celui du Mirail et du Grand Mirail (ajoutant aux quartiers du Mirail dâautres grands ensembles ou citĂ©s).
Lâopposition qui se manifeste aujourdâhui contre la dĂ©molition, associant des architectes soulignant la qualitĂ© du projet Candilis et exprimant la volontĂ© de le prĂ©server, des habitants voulant rester dans leur logement de la copropriĂ©tĂ© Messager et la volontĂ© politique formulĂ©e Ă lâĂ©chelle nationale par certaines composantes de lâopposition au Parlement de revenir sur les principes de la dĂ©molition/reconstruction au fondement de la loi Borloo et du PNRU, me conduit Ă plusieurs observations :
– Un certain Ă©tonnement (pour ne pas dire plus) de lâactuelle mobilisation des architectes contre la dĂ©molition et la prĂ©servation du patrimoine Candilis sâagissant du quartier de Reynerie :
Le principe de la dĂ©molition/reconstruction nâest pas nouveau. Il est au fondement des projets de « rĂ©novation » urbaine dĂ©veloppĂ©s suite au vote de la loi Borloo sâappuyant sur le constat dâun Ă©chec des politiques de rĂ©habilitation (qui ont Ă©tĂ© largement dĂ©ployĂ©es dans les quartiers toulousains, dont ceux du Mirail).
Lorsquâil a Ă©tĂ© question dâappliquer ce principe de la dĂ©molition dans les quartiers de la politique de la ville Ă Toulouse (Reynerie, Bellefontaine, mais aussi Bagatelle, Empalot, les Izards) dĂšs avant la loi Borloo, les architectes nâont pas demandĂ© Ă ce que le dĂ©bat soit ouvert sur la lĂ©gitimitĂ© de ce principe. Un seul dĂ©bat sâest tenu Ă lâĂ©poque de la prĂ©paration de la loi Borloo Ă lâinitiative de lâAPUMP et, alors que pour ma part, je portais dĂ©jĂ des interrogations sur celle-ci, les seuls qui ont partagĂ© ces interrogations ont Ă©tĂ© RĂ©mi Papillault et Anne PĂ©rĂ©.
Que la lĂ©gitimitĂ© de la dĂ©molition puisse se poser en des termes diffĂ©rents selon les quartiers et leur qualitĂ© architecturale sâentend : difficile en effet de comparer la qualitĂ© intrinsĂšque des logements de Bagatelle et du Mirail ; par contre lâattachement de certains de leurs habitants est lui semblable. Mais, qui alors sâest insurgĂ© contre les dĂ©molitions au Mirail (il y en a eu Ă Bellefontaine comme Ă Reynerie), au nom de la qualitĂ© du projet de Candilis et de son caractĂšre emblĂ©matique ?
Et si le projet Candilis mĂ©ritait dâĂȘtre prĂ©servĂ©, câest plutĂŽt Ă prĂ©server le quartier de Bellefontaine que celui de Reynerie quâil aurait fallu sâattacher, car câest bien le seul quartier qui a mis en Ćuvre la totalitĂ© des principes du projet Candilis : dissociation entre les circulations piĂ©tonne et automobile, urbanisme de dalle, Ă©tagement des hauteurs, etc. Le cĆur du quartier (dalle et immeubles « Candilis ») y a Ă©tĂ© dĂ©moli sans susciter lâĂ©moi ou la rĂ©volte des architectes.
Faut-il rappeler quâĂ Reynerie, une partie des principes du projet Candilis ont Ă©tĂ© abandonnĂ©s suite au changement, en 1971, de majoritĂ© municipale.
Deux observations complémentaires :
– il ne serait pas inutile de visionner Ă nouveau lâinterview de Georges Candilis revenu dans le quartier du Mirail deux dĂ©cennies aprĂšs son dĂ©part et le parcourant en commentant ce quâil voit au regard de ce quâil a portĂ© ;
– lâintervention dĂ©calĂ©e dans le temps (aprĂšs coup) pour revendiquer la « patrimonialisation » dâune architecture du XXĂšme siĂšcle nâest pas chose nouvelle. Câest ce quâil sâĂ©tait passĂ© Ă propos de la dĂ©molition/reconstruction de lâUniversitĂ© du Mirail oĂč la question est venue en dĂ©bat (dans les mĂȘmes termes, pĂ©tition et prise de parole publique) alors que le PPP Ă©tait quasiment actĂ©. Ă poser ce type de dĂ©bat, il conviendrait de le faire Ă un moment oĂč il est encore ouvert. Le seul dĂ©bat intervenu « au bon moment » est celui qui a portĂ© sur la relocalisation/reconstruction/rĂ©habilitation de lâĂcole dâArchitecture et il ne serait pas inutile dâen revisiter les termes Ă lâaune des arguments aujourdâhui dĂ©veloppĂ©s !
– La volontĂ© des habitants de rester dans leur logement et immeuble, Ă Messager en particulier.
Je voudrais faire remarquer que cette volontĂ© nâest pas celle de tous les habitants du quartier. Qui sâintĂ©resse vraiment aux habitants de Reynerie (comme des autres quartiers en politique de la ville), sait que beaucoup aspirent Ă quitter ces quartiers (y habiter dans la sociĂ©tĂ© telle quâelle fonctionne aujourdâhui câest ĂȘtre stigmatisĂ©. Les opĂ©rations de testing ont montrĂ© le poids des discriminations liĂ©es Ă lâorigine, Ă lâadresse, etc.). Dâabord parce quâils nâont pas choisi dây vivre. Ceux qui partent ne partent pas simplement parce quâils ont subi des pressions. La dĂ©molition peut aussi ĂȘtre une opportunitĂ© de sortir du quartier alors quâils ne parvenaient pas Ă obtenir une mutation, dans un contexte de fort dĂ©sĂ©quilibre entre lâoffre de logements sociaux et la demande. Ensuite, parce quâhabiter un immeuble dâune certaine hauteur et comportant un grand nombre de logements est loin de rĂ©pondre au cadre de vie auquel aspirent nombre dâhabitants de ces quartiers qui, comme une majoritĂ© de français, souhaiteraient plutĂŽt un pavillon avec jardin. Et câest bien Ă satisfaire ce « dĂ©sir » que les politiques publiques du logement ont rĂ©pondu depuis le milieu des annĂ©es 1970, mĂȘme si elles sont aujourdâhui fortement rĂ©interrogĂ©es au regard des enjeux environnementaux.
On ne peut donc pas se prĂ©valoir « dâune demande des habitants de Reynerie », mais plutĂŽt dâune « demande dâhabitants de Reynerie ».
– Sâagissant des consĂ©quences dâun avis qui conduirait Ă lâarrĂȘt du projet :
. Lâimmeuble Messager est dâores et dĂ©jĂ en trĂšs grande partie vide. La « nature ayant horreur du vide », cette situation donne lieu Ă des occupations illĂ©gales, dans une spirale de dĂ©gradation/disqualification connue antĂ©rieurement par dâautres copropriĂ©tĂ©s au Mirail. Ne pas autoriser la DUP aboutira de fait Ă laisser en lâĂ©tat cet immeuble, le cadre de vie des habitants y demeurant continuant probablement Ă se dĂ©tĂ©riorer.
. Le quartier de Reynerie fait lâobjet, depuis prĂšs de 30 ans, de projets successifs, revus, corrigĂ©s, arrĂȘtĂ©s, repris, modifiĂ©s⊠Le projet actuel, portĂ© par une Ă©quipe dâarchitectes urbanistes retenue au terme dâun concours, a sa cohĂ©rence. Ă le regarder de prĂšs, il reprend certains des principes de Candilis (Ă©tagement des constructions) et il est grand temps que la place Abbal, centre du quartier, fasse enfin lâobjet dâun rĂ©amĂ©nagement permettant aux habitants de disposer dâune place de plus grande qualitĂ©.
. Si de nouvelles dĂ©molitions sont prĂ©vues (aprĂšs celles qui ont dĂ©jĂ eu lieu), des immeubles « Candilis » demeurent, dont il sâagit dĂ©sormais de rĂ©ussir la rĂ©habilitation pour un confort dâusage des logements (dont la qualitĂ© intrinsĂšque est rĂ©elle), mais aussi des espaces communs et des circulations. Le « patrimoine » Candilis, sâagissant des immeubles, ne disparaĂźtra donc pas.
. La comparaison du coĂ»t de la dĂ©molition/reconstruction (intĂ©grant la question importante de lâempreinte carbone et du rĂ©emploi) et du coĂ»t de la rĂ©habilitation (intĂ©grant confort dâhiver et dâĂ©tĂ© et habitabilitĂ© des espaces communs et de circulation) donne lieu Ă des chiffrages qui ne convergent pas, les partisans de la rĂ©habilitation avançant des chiffres qui lui sont favorables. Sur une question complexe qui oblige Ă intĂ©grer les coĂ»ts directs mais aussi indirects et induits, sans doute aurait-il Ă©tĂ© nĂ©cessaire dâavoir un dĂ©bat contradictoire qui aurait supposĂ© que lors du colloque organisĂ© derniĂšrement, lâensemble des parties prenantes et des « deux bords » (demande dâun moratoire dâun cĂŽtĂ©, poursuite du projet de lâautre) aient Ă©tĂ© invitĂ©es, ce qui ne semble pas avoir Ă©tĂ© le cas.
Dâautres observations en complĂ©ment :
– Si la transformation du cadre bĂąti (passant par la dĂ©molition/reconstruction, le rĂ©amĂ©nagement des espaces publics) est loin de rĂ©pondre aux attentes des habitants, en particulier en matiĂšre de tranquillitĂ© et de sĂ©curitĂ©, nĂ©anmoins, la configuration de lâespace (taille et conception des immeubles, organisation des circulations internes, etc.) nây est pas Ă©trangĂšre : les coursives dans les tripodes ont Ă©tĂ© fermĂ©es, il y a dĂ©jĂ longtemps, pour tenter de reformer des unitĂ©s rĂ©sidentielles plus faciles Ă gĂ©rer ; des ascenseurs ont Ă©tĂ© rajoutĂ©s en façade pour faciliter la desserte des appartements.
– De mĂȘme les difficultĂ©s sociales auxquelles sont confrontĂ©es une grande partie des habitants (pauvretĂ© ou prĂ©caritĂ© Ă©conomique, difficultĂ© dâinsertion professionnelle, etc.) ne seront pas rĂ©solues par le projet urbain. Cependant, parvenir Ă changer lâimage et la reprĂ©sentation des quartiers et de ceux du Mirail, en intervenant sur le cadre physique, ne sera pas sans effet sur la maniĂšre dont sont reçus et perçus leurs habitants par le reste de la sociĂ©tĂ© locale et mĂ©tropolitaine : je ne reviendrai pas ici sur la prĂ©gnance et la force des discriminations qui affectent les habitants du Mirail dans leur parcours de vie en rapport avec sa « mauvaise rĂ©putation ». Cela ne dispense pas de faire valoir le droit commun pour ce qui touche Ă la formation/qualification et Ă lâaccĂšs Ă lâemploi, voire mĂȘme de mobiliser davantage de moyens pour lutter efficacement contre la pauvretĂ©.
Si le PRU appelle Ă une forte vigilance, câest sur deux points au moins :
-la dĂ©molition devant sâaccompagner dâune reconstruction, dans le quartier de logements diversifiant la typologie de lâhabitat et en dehors du quartier de la reconstitution dâune offre de logements sociaux « bon marchĂ© », il convient de veiller
1) Ă ce que les logements reconstruits sur place (logements sociaux locatifs, en accession sociale) soient de qualitĂ© et rĂ©pondent aux attentes de leurs futurs habitants (en termes de surface et de coĂ»t, mais aussi pour certains dâentre eux dâaccĂšs Ă la propriĂ©tĂ©, ou encore de typologies de bĂątiments moins imposantes « Ă taille humaine », autorisant dâautres formes de voisinage). Deux Ă©lĂ©ments favorables peuvent le permettre Ă la condition dâĂȘtre vigilants : une moindre charge fonciĂšre et un cahier des charges exigeant, imposĂ© aux opĂ©rateurs pour sâassurer de la qualitĂ© de lâoffre et de son accessibilitĂ© ;
2) surtout Ă ce quâune offre de logements sociaux locatifs de qualitĂ© et bon marchĂ© soit reconstituĂ©e et dĂ©veloppĂ©e Ă lâĂ©chelle de lâensemble des quartiers et communes de la mĂ©tropole, afin que chacun prenne sa part dans lâaccueil des mĂ©nages les plus modestes et ou en situation de pauvretĂ© , et Ă lâaccueil des populations entrantes dans lâagglomĂ©ration (quelle que soit leur origine gĂ©ographique ârĂ©gionale, française, europĂ©enne ou venant dâautres horizons-), au nom de la solidaritĂ© intercommunale.
LĂ est le vrai dĂ©bat : si grĂące Ă la SRU, la rĂ©partition du logement social sâest amĂ©liorĂ©e, pour autant, dans un pays oĂč le logement social obĂ©it Ă un principe gĂ©nĂ©raliste et non « rĂ©siduel » devant rĂ©pondre Ă une diversitĂ© de besoins (parce quâil est financĂ© par lâĂ©pargne populaire du livret A), la construction de logements HLM ne rĂ©pond pas toujours aux besoins des mĂ©nages qui aujourdâhui sont logĂ©s dans le parc des grandes citĂ©s toulousaines, parce quâils sont trop chers et parce quâils rĂ©pondent Ă dâautres stratĂ©gies de peuplement : satisfaire la demande dâautres ayants droits au logement social (jeunes mĂ©nages en dĂ©but de trajectoire professionnelle et rĂ©sidentielle, dĂ©cohabitants, etc.).
La question sous-jacente ne tient pas simplement Ă la plus ou moins grande volontĂ© politique des Ă©lus locaux, mais tout autant Ă la capacitĂ© des habitants (qui sont aussi leurs Ă©lecteurs) Ă accepter comme voisins, dans leur cadre de vie, les Ă©quipements, les Ă©coles, les mĂ©nages qui habitent aujourdâhui « Ă distance » ces quartiers â on pourrait dire « sont tenus Ă distance »- qui se sont ghettoĂŻsĂ©s, au sens oĂč ils sont spĂ©cialisĂ©s dans lâaccueil des plus pauvres et souvent par ailleurs immigrĂ©s ou issus de lâimmigration bien que français.
Si un dĂ©bat doit ĂȘtre portĂ© câest bien celui-ci : comment sâassurer que lâoffre HLM bon marchĂ© soit Ă la hauteur des besoins et mieux rĂ©partis sur lâensemble du territoire de la mĂ©tropole toulousaine avec des politiques dâaccompagnement vers la formation et lâemploi adaptĂ©s pour Ă©viter les processus de ghettoĂŻsation ?
Enfin, si, au regard des nouveaux enjeux de la fabrique urbaine, en rapport Ă la fois Ă la lutte contre le rĂ©chauffement climatique et la nĂ©cessitĂ© dâune sobriĂ©tĂ© (dans la consommation fonciĂšre, comme dans la mobilisation des matĂ©riaux de toute nature nĂ©cessaire Ă la construction et lâamĂ©nagement urbain), il est peut-ĂȘtre temps de revisiter les modĂšles dâurbanisation (aller vers davantage de densitĂ© ⊠mais comment la rendre « dĂ©sirable » ?) et de revenir sur les principes de la loi Borloo et de la politique de lâANRU (au passage dans la nĂ©gociation entre la mĂ©tropole toulousaine et lâANRU sur le contenu du PRU 2, câest du cĂŽtĂ© de lâANRU quâil faut peut-ĂȘtre rechercher la position la plus affirmĂ©e quant Ă la dĂ©molition), ce dĂ©bat doit se tenir au niveau national et non local. Il est question ici Ă la fois du devenir des quartiers de la « gĂ©ographie prioritaire » et plus largement de la politique de la ville, voire plus largement encore dâune politique du logement social Ă hauteur des besoins et donc dâun engagement/rĂ©engagement de lâĂtat dans un domaine sinon abandonnĂ©, du moins insuffisamment investi. Le porter au niveau local, Ă lâoccasion dâune enquĂȘte publique portant sur une DUP dans le quartier de Reynerie, câest lui faire supporter un enjeu national dont la mise en dĂ©bat demandera du temps, et Ă nouveau le mettre en « stand by », « en attente », « dĂ©tricotant » une fois de plus le projet dont il est lâobjet.
Marie-Christine Jaillet
Toulouse le 28 juin